Durant le printemps 2013, l’explorateur Paco Acedo a mené à bien une expédition en solitaire sans précédent, à l’endroit le plus lointain de la planète : Siorapaluk, dans la région de Thule (Groenland). Une antichambre du pôle Nord où seuls vivent une poignée de chasseurs inuit. Cet aventurier intrépide a atteint le bout du monde pour s’imprégner des savoirs et de la culture qui y règnent, mais par dessus tout pour s’immerger sous la glace et plonger là où personne n’était jamais allé. Il nous raconte…
UNE AVENTURE EXCEPTIONNELLE
Depuis les origines de l’Histoire, l’être humain a toujours senti une irrépressible envie d’aller explorer l’inexploré et de déterminer où commence et s’achève le monde. Durant l’époque des grandes explorations, le redouté “bout du monde” avait été établi, côté Sud, au niveau de la Terre de Feu d’Argentine, où soi-disant – et avant la découverte de l’Antarctique – tout s’achevait. L’extrême opposé, côté Nord, était marqué dans la région de Thule (Groenland), le dernier coin habité au Nord de la planète. Très peu de personnes se rendent jusqu’à cet endroit, pour lequel il faut prendre cinq avions, un hélicoptère et passer un jour entier de voyage en chien de traîneau. Aller au Groenland avec 55 kilos de matériel était le premier défi. Durant les trois jours de voyage pour arriver jusqu’au Nord du Groenland, j’ai pris conscience que cette aventure serait bien plus éprouvante que ce que j’imaginais. Je n’étais pas encore arrivé à destination, et déjà, je ressentais de fortes douleurs dans le dos et les genoux. Mais sans aucun doute, le plus difficile fut de partir de Cordoue, en Espagne, avec 26°C et de me retrouver là-bas avec -30°C. L’arrivée à Thule fut magique. Après avoir survolé des centaines de glaciers et de montagnes, j’atterris sur le petit aéroport de Qaanaaq, avant-dernière population le plus au Nord de la planète. À partir de ce moment-là, tout restait à écrire.
LA VIE AVEC LES INUITS
La première semaine me permit de m’adapter au milieu, au climat, aux 24 heures de lumière quotidienne et aux gens qui vivent isolés du monde, avec tout ce que cela implique. Une vie difficile qui amène une grande partie des habitants à être tentés par l’alcool et le suicide.
La seule manière de s’intégrer à la communauté est de visiter les maisons et de profiter de la moindre occasion pour entrer en contact avec les chasseurs, des gens qui, bien que cordiaux et hospitaliers, laissent entrevoir un défaut de communication avec le monde extérieur, plantant dans un premier temps un mur froid entre eux et moi qui fondra peu à peu, à mesure que nous nous connaîtrons. “Pacotoqtoq” : tel est le surnom qu’ils me donnèrent, dont je n’ai jamais réussi à connaître la signification. M’intégrer voulait aussi dire m’habiller comme eux, penser comme eux, manger comme eux, essayer de parler comme eux et, en définitive, vivre comme eux. La plongée restait pour le moment au second plan.
Je ne tardai pas trop à me rapprocher de Rasmus, un chasseur expérimenté avec qui je mènerai à bien mes premières explorations en chien de traîneau dans la zone, et durant lesquelles il partagea avec moi tous les secrets de la vie inuit : la chasse des phoques, morses et ours polaires, la pêche sous glace, l’adaptation au froid et l’exploration de ce monde gelé et imprévisible.
EXPLORER LES FONDS DE SIORAPALUK
Les semaines passaient et le moment était venu de prendre des décisions et de continuer d’explorer, mais cette fois sous la glace. Un sérieux problème semblait ne pas avoir d’issue, à savoir que la bouteille de plongée que j’avais amenée d’Espagne restait vide, et que dans un lieu comme celui-ci, les possibilités de trouver un compresseur de plongée se résument à… aucune. Après de nombreux jours à la recherche d’une solution, quelqu’un me dit qu’il y avait un “appareil” utilisé par les trois chasseurs-pompiers volontaires de la région. La chance tourna de mon côté et après quelques efforts, je réussis à localiser un compresseur que j’utilisai après avoir soudoyé la personne qui en avait la charge. Avec ma bouteille pleine, il ne me restait plus qu’à trouver un chasseur qui accepte de m’amener jusqu’à Siorapaluk, ma vraie destination, où je prétendais faire ma première plongée en ces lieux.
Peu de jours après, tout était résolu et je glissais sur la glace une fois de plus. Après 18 heures de traîneau, le chasseur, les chiens, la bouteille de plongée et moi-même atteignîmes l’antichambre du pôle Nord. Je ne sais par quel miracle ses habitants étaient au courant de mon arrivée. Tout le village descendit pour m’accueillir. Dix personnes, en majorité chasseurs, et une poignée d’enfants. Ils étaient les derniers habitants de la planète. La visite d’un explorateur étranger dans un lieu si éloigné représentait comme un souffle d’air frais pour ces gens, dont la vie se résume à chasser et à supporter six mois d’obscurité suivis par six mois de lumière continue. Ils me reçurent ainsi, m’offrant le gîte et le couvert dans leur maison. Tout le village espérait me rencontrer à un moment ou l’autre pour établir quelque chose qui ressemblerait à une conversation en inuktitut, le dialecte parlé par les Inuits. La nourriture n’était pas un problème, vu que nous mangions des phoques ou d’autres animaux que nous chassions durant les expéditions, et qu’il y avait toujours un chasseur pour m’offrir un bon plat d’ours polaire, de morse, de narval, de bœuf musqué ou de lièvre arctique. Une fois passés ces quelques jours d’intégration et d’exploration de glaciers, c’était le moment de relever le défi. Après avoir fait plusieurs trous dans une masse de glace de 1,5 mètre d’épaisseur, aidé par un nouvel ami inuit, je passai à l’action. Une fois de plus, tous les habitants du village étaient là pour assister en personne à l’événement de leur vie. Le risque et la tension étaient présents, aussi bien pour moi que pour les assistants, car je dus aussi former Qulu, mon “aide” inuit pour les plongées sous glace, à contrôler la corde me reliant à la surface, de sorte qu’il avait ma vie entre ses mains durant de nombreuses minutes.
Si plonger dans les régions polaires est quelque chose d’incomparable, plonger dans un lieu où personne n’a jamais plongé est tout simplement magique. Avant de descendre, l’eau gelée à hauteur de la poitrine, la seule chose que je pouvais ressentir était la peur. Comme quand on plonge pour la toute première fois, j’imaginais les terribles créatures qui m’attendaient plus bas. Mais en descendant, tout était silencieux et, à ma grande surprise, très lumineux. Les rayons du soleil traversaient l’énorme épaisseur de glace et se perdaient peu à peu dans le fond. Suivre du regard le contour des icebergs qui disparaissent dans l’obscurité océanique me terrifiait un peu, mais me procurait en même temps euphorie, passion et émotion. En m’approchant d’eux, je pouvais même ressentir la brusque chute de température. Quant à la faune marine, bien que les régions polaires soient pleines de vie, ses habitants seuls décident quand se montrer, et apparemment la vie se résume ici à des petites méduses, des oursins, des étoiles de mer et des crustacés, même s’il est toujours possible de tomber, pas très loin de nous, sur un phoque ou un narval en train de nous observer. Après 20 minutes, le corps commence à donner les premiers signaux d’alerte. La zone exposée du visage est anesthésiée bien que pas encore congelée, mais le principal risque réside dans les extrémités. Je sentais que mes doigts commençaient à geler. C’était le moment de sortir de l’eau, ce qui ne voulait pas dire que l’aventure se terminait, étant donné que le magnifique spectacle offert par l’Arctique s’admire aussi depuis la terre ferme. Les énormes formations de glace, la lumière pénétrante, les icebergs piégés dans la glace…
Durant les jours qui suivirent, Qulu, ses chiens et moi formâmes une inséparable équipe explorant en traîneau les majestueux icebergs et réalisant de nombreuses plongées dans la moindre petite crevasse me permettant de pénétrer dans la glace.
CURIOSITÉS INUIT
- C’est depuis Siorapaluk que démarra la conquête du pôle Nord dirigée par Robert E. Peary et Matthew Henson en 1909.
- Avec des températures si basses, la nourriture se conserve très bien, c’est pourquoi les habitants vivent entourés d’animaux morts, ambiance “Massacre à la tronçonneuse”…
- Les Inuits s’alimentent principalement de viande et de poisson. Ils ne mangent pas de fruits ni de légumes, car ils ne peuvent pas en cultiver dans des régions si froides. Ils ont les dents usées à force de tanner les peaux en les mordant.
- Le chien groenlandais est une machine forte et résistante dont la race existe seulement au Groenland.
- À cause du froid, on ne trouve aucun insecte dans cette région du monde.
- Il est curieux de voir comment en 5 minutes, un simple père de famille enfile ses chaussures de peau et se transforme et chasseur aguerri d’ours décidé à passer des jours entiers dans un froid terrible.
- Malgré leur vie rudimentaire, les Inuits sont plus adaptés aux temps modernes que ce que l’on pourrait penser. Ils ont tous un téléphone portable. Certains sont même sur Facebook.
- Les Inuits pensent que les animaux qu’ils chassent se sacrifient volontairement pour qu’ils puissent subsister.
- Le rêve de beaucoup d’Inuits est d’aller à Nuuk (capitale du Groenland). C’est comme si le rêve de notre vie était d’aller à Paris ou à Lyon…
- La peau de narval leur apporte de la vitamine C. Sans cet apport, ils ne pourraient pas vivre ici. Un petit bout de peau de narval équivaut à la vitamine de deux oranges.
- Les Inuits aiment s’exprimer sans user de mots, simplement en faisant des bruits.
- L’authentique cuisinier inuit ne se complique pas la vie. Il tue le phoque, il dépèce le phoque, coupe le phoque, cuit le phoque et… mange le phoque.
- Beaucoup de jeunes Inuits ressentent un véritable mal-être. Sans avenir, sans travail, sans famille, sans espérance. Ils n’hésitent pas à mettre fin à leurs jours.
- La première fois que les Inuits chassèrent un bœuf musqué, ils pensaient qu’ils avaient tué le diable.
LES VRAIS HÉROS DU PÔLE
Depuis notre monde à nous, il est facile de prétendre être un “héros polaire” en réalisant des expéditions de ce type dans le pôle. Mais dans cette histoire, le héros n’est pas celui qui part avec son billet de retour à la main. Les héros, ici, sont des gens comme Avigiaq, un pêcheur de 30 ans dont le rêve est de ne pas tomber dans l’alcool et d’entretenir sa famille ; Paulus, un chasseur ex-alcoolique qui lutte pour ne pas retomber et se bat pour redevenir le chasseur reconnu qu’il était ; Joanna, une institutrice qui s’efforce jour après jour d’enseigner aux jeunes à aimer la glace et le Groenland ; ou Peter, un chasseur qui m’a appris à diriger le traîneau et qui s’est senti honoré simplement parce que je l’avais choisi pour m’accompagner durant mes explorations. Tous les héros ne passent pas forcément dans les journaux ou à la télévision.
Retrouvez le texte et les photos de Paco Acedo dans Plongée Magazine n°63